L'ADN du mammouth


 


  Ces derniers temps, nous avons écrit sur le phénomène « Boutons d’or », en cherchant à comprendre les raisons de l’attractivité des pédagogies alternatives, qui est semble-t-il souvent liée à un certain désenchantement vis à vis du service public d’éducation.

   L’école républicaine est relativement efficace pour dégager une élite mais ne cherche pas à différencier les parcours des élèves. Ce faisant, elle ne parvient pas à réduire la fracture entre les enfants venant de couches sociales fragilisées et ceux ayant des environnements familiaux plus privilégiés. Le concept d’égalité des chances constamment mis en avant reste donc purement théorique, et constitue une  immense illusion. Tout le monde est mis sur la même ligne de départ de la course vers l’excellence, mais beaucoup partent avec un immense handicap. Les vainqueurs sont dont connus par avance, dans un système fondamentalement compétitif, dans lequel la coopération entre individus est réduite à sa portion congrue. Les vaincus gardent à vie une mauvaise image d’eux-mêmes.

 

   Pourtant, depuis des décennies, la recherche pédagogique trace des pistes permettant de sortir de cette impasse historique. Hélas, dans notre pays, contrairement à ce qui se passe en Finlande par exemple – au système éducatif le plus performant et le plus égalitaire au monde, selon les évaluations internationales Pisa –, nous sommes incapables de poser quelques principes fondamentaux découlant de ces études (ou de l’observation de ce qui fonctionne bien ailleurs) et de nous y tenir sur de longues périodes pour permettre de réels progrès. Chaque ministre de l’Education nationale veut marquer son passage – généralement éphémère ! – par l’écriture d’une loi portant son nom, au mépris de toute évaluation préalable  de ce qui se faisait précédemment. Ainsi, depuis trente ans, tout change en permanence : programmes, évaluations, injonctions pédagogiques souffrent d’obsolescence programmée et ne tiennent souvent que deux ou trois ans… Les enseignants, ainsi abreuvés de consignes contradictoires, ne peuvent que faire le dos rond en attendant la réforme suivante, s’installant dans le faire-semblant pour sauver leur peau. L’immobilisme s’installe, et rien n’évolue vraiment au fil des ans. Les évaluations Pisa nous interrogent toujours plus, et un nombre croissant de familles se tourne vers le privé confessionnel ou les pédagogies alternatives.

 

   Cependant, la plupart des enseignants du public ont une très grande conscience professionnelle, malgré le découragement généré par cette situation sans issue. Beaucoup même innovent. Il en est ainsi de Stéphane Thille, l’un des instituteurs de l’école Jules Ferry. Nous le prenons en exemple parce que nous avons le plaisir de bien le connaître.

   Un élève de sa classe, quel qu’il soit, participera à l’élaboration des « lois » régissant le vivre ensemble dans le cadre d’un conseil hebdomadaire de vie de classe. Il effectuera en rotation avec les autres un « petit métier » qui lui permettra d’œuvrer pour la collectivité (gestion bibliothèque, mémoire de classe etc.). Il relèvera des « défis » collectifs aidant à la mémorisation. Il travaillera plusieurs fois par jour en collaboration avec les autres, dans le cadre d’ateliers, d’un tutorat institutionnalisé, ou sur des projets donnant du sens aux apprentissages. Il vivra des moments de travail individuel ou d’autoévaluation. La différenciation de l’enseignement sera l’un des mots-clés de l’organisation de sa classe, au même titre que responsabilisation et autonomisation. Chaque année, il construira avec ses camarades un spectacle de danse, de chant et de théâtre au travers duquel il développera sa sensibilité et ses qualités d’expression. Le jardin de l’école sera l’annexe de sa cour de récréation. Avec ses parents, chaque semaine, il pourra discuter de sa vie d’écolier en lisant le bilan hebdomadaire diffusé sur l’Espace Numérique de Travail. Cet ENT lui permettra également de découvrir les usages éducatifs de l’outil informatique en consultant sa médiathèque, un espace de ressources pour l’anglais, les sciences, le chant etc. Ses parents s’habitueront très vite à leur messagerie en nouant une communication rassurante, rapide et personnalisée.

   Un exemple parmi d’autres de ce qui peut être fait en s’appuyant sur la recherche pédagogique et l’échange d’expérience.

   Alors, pourquoi l’Education nationale ne s’appuie-t-elle pas sur ce type de pédagogue pour former les futurs enseignants ? Stéphane Thille a le statut de maître-formateur, mais l’administration n’a pas souhaité prolonger sa participation à la formation des professeurs du département. Trop de personnalité chez lui, peut-être, pour une hiérarchie qui exige l’obéissance absolue des subordonnés.

   Les expériences innovantes comme la sienne sont nombreuses mais forcément isolées, dans le système public.  Elles peuvent éventuellement s’étendre à un groupe scolaire entier dans le cadre d’un projet d’école, mais elles n’ont pas la possibilité de se pérenniser dans le temps : le « mouvement » des professeurs d’école (leur affectation sur un poste précis) se fait sur la base d’un barème mathématique intégrant l’ancienneté, la note de mérite et la situation de famille, et non sur la base de l’adhésion au projet de l’école pour laquelle l’on postule.

   Une rigidité de plus de notre service public d’éducation, qui empêche l’harmonisation des pratiques au niveau d’un groupe scolaire.

   Les écoles alternatives, elles, ne recrutent que des professeurs adhérant à leur projet éducatif. C’est l’une de leurs forces, puisque cela permet aux parents d’avoir l’assurance que leurs enfants vivront toute leur scolarité dans un cadre parfaitement cohérent, avec une philosophie éducative inchangée au fil du temps.

 

   Plutôt que dégraisser le mammouth, modifions son ADN. Faisons de l’Education nationale un espace sanctuarisé, isolé des enjeux politiciens. Organisons une fois pour toutes un grand débat national pour déterminer la politique de la nation en la matière. Donnons à la loi d’orientation qui en résultera la valeur d’une loi constitutionnelle, pour la pérenniser dans le temps. Ainsi les écoles privées deviendront confidentielles. Ainsi nous verrons venir les évaluations Pisa avec sérénité. Ainsi l’école de la République, ouverte et bienveillante, sera l’école de tous.

 


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